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L'art populaire de la Russie |
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"C'est
toute l'histoire de la Russie jusqu aux temps modernes que
la byline déroule. Depuis des temps immémoriaux
jusqu'à l'aurore du xxe siècle, une source
ininterrompue de poésie a coulé chez ce peuple,
et ce qui en a été recueilli dans toute l'étendue
de la Grande Russie et jusqu'en Sibérie, forme une
masse imposante. C'est d'abord, confusément, les
époques primitives, où l'on commence le défrichement
des immenses forêts et des étendues désertiques..."
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Louis Jousserandot
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L.Fomitchev."Mikoula Sélianinovitch"
Baguier. 1992 |
Les premiers des héros de bylines
sont Volga et Mikoula. Par certains côtés Volga Sviatoslavovitch
(Sviatoslavovitch c'est fils de Sviatoslav) est bien plus moderne,
plus historique que ses compagnons ; par d'autres côtés
il est une divinité mystérieuse, d'un caractère
très archaïque.Un serpent avait eu commerce avec sa
mère; il s'était enroulé «autour des
brodequins de peau verte, autour des bas de soie, il avait touché
sa hanche blanche.» Quand il naquit, «la terre humide
trembla, la mer bleue s'agita, le poisson s'enfonça dans
les abîmes marins; l'oiseau s'envola tout en haut dans la
nuée; les aurochs et les élans s'enfuirent au-delà
de la montagne; les bêtes sauvages se dispersèrent
dans les bois.»
Ce héros, qui bouleverse le monde
le jour où il y fait son entrée, se développe
d'une manière surprenante. A peine né, il parle,
et sa voix retentit comme celle du tonnerre. Fils du serpent,
il connaît toutes les ruses et tous les artifices de la
magie divine; il sait toutes les langues, c'est-à-dire
le langage des oiseaux, celui des bêtes fauves et celui
des poissons. A douze ans, suivant quelques chansons, à
quinze ans, suivant les autres, il rassemble une droujina, c'est-à-dire
une de ces bandes héroïques dont s'entourent les premiers
princes russes et commence à courir la terre slave, chassant
et cherchant aventure. Il ordonne à ses compagnons de tendre
des filets dans la forêt sombre pour prendre les bêtes
fauves; mais pendant trois jours et trois nuits, ils ne prennent
rien : alors, pendant que ses compagnons sommeillent, Volga se
transforme en loup au pelage gris et se met à trotter par
les bois sombres, les forêts touffues, pour endoctriner
martres, hermines, lièvres, ours, renards et les amener
dans le piège.
Il ordonne ensuite à ses compagnons
de tendre des filets pour prendre des oiseaux ; pendant qu'ils
dorment, il se transforme en faucon lumineux, pour chasser dans
les rets oies sauvages, hérons, cygnes et canards. Il ordonne
à ses compagnons de tendre des filets pour prendre les
poissons : cette fois Volga se change en brochet pour aller chercher
jusqu'au fond des eaux l'esturgeon et le sterlet.Volga, le fort
guerrier, chevauche avec sa bande héroïque, sa droujina
intrépide, et va de pays en pays pour recueillir le tribut
des villes slaves. Soudain il entend dans la campagne le bruit
d'une charrue ; il entend crier les membrures de bois, sonner
contre les pierres le soc d'acier. Volga et ses hommes se dirigent
vers le laboureur, mais ils marchent toute une journée
sans l'apercevoir. Et toujours retentissait le bruit de la charrue
fantastique et le choc de l'acier sur les pierres du sillon. Volga
chevauche une seconde journée sans apercevoir personne.
A la second journée, Volga rencontre
enfin le villageois, qui, de sa puissante charrue, trace les raies
profondes, extirpe les souches, arrache les rocs. Ce villageois
d'une énergie et d'une force merveilleuse, est Mikoula
Sélianinovifch (c'est-à-dire fils de paysan, de
colon).
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N.Babourin "Mikoula Selianinovitch et les brigands"
Baguier. 1963 Kholouï
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Volga le salue et engage conversation avec lui. Mikoula
lui rend, son salut et lui raconte qu'un jour, comme il se rendait
à la ville voisine. Emerveillé de ce récit,
Volga engage le paysan à entrer dans sa droujina. Mikoula
y consent, mais à une condition : c'est qu'on arrachera
le soc du sillon pour le jeter dans un buisson.Volga envoie un
de ses hommes ; mais ce guerrier robuste ne peut même imprimer
un mouvement à la charrue. Le chef varègue envoie
cinq autres braves : ils ne peuvent à eux tous en venir
à bout. Volga envoie quelques hommes, puis toute sa droujina
: ils ne sont pas plus heureux. Il descend lui-même de cheval,
met les deux bras à la besogne et se reconnaît vaincu.
Le laboureur s'approche alors, d'une seule main enlève
la charrue, et la lance jusque dans les nuages, d'où elle
retombe sur un buisson de cytise. La bande militaire part avec
sa nouvelle recrue, Mikoula est monté sur son cheval de
paysan qu'il a dételé de la charrue ; mais quel
cheval ! Même quand la bonne jument rustique marche au trot,
aucun des coursiers de guerre ne peut la suivre au galop. Voilà
sous quels traits imposants le peuple russe s'est représenté
le héros laboureur, le héros slave par excellence,
en opposition au héros d'aventures Volga, fils de kniaze,
Sviatoslav.
L'épopée russe est la seule
peut-être (avec l'épopée finlandaise du Kalevala)
où un grand rôle héroïque soit dévolu
à un "défricheur du sol". C'est à
cela surtout qu'on reconnaît que les byline ont été
faites par le peuple et pour le peuple. Les chansons de gestes
françaises, par exemple, ont un caractère plus aristocratique
: nos trouvères pensaient avant tout à leur auditoire
de barons et de nobles guerriers : jamais ils ne se seraient avisés
de les humilier devant un héros-vilain.
Dans une byline célèbre,
Mikoula est mis en présence du représentant par
excellence de la caste princière, en présence de
Volga, le vaillant chef. On y saisit l'opposition qui s'est perpétuée
pendant toute la durée de l'histoire russe entre le pays,
c'est-à-dire l'élément indigène, et
le kniaze, c'est-à-dire le principe d'autorité importé
du dehors. La byline ne manifeste aucune hostilité contre
Volga : mais c'est à Mikoula qu'elle donne tout l'avantage.
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R.Beloousov "Volga et Mikoula"
Baguier. 1993 Palekh
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© 2004 Artrusse
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viatoslav vécut nonante ans,
Sviatoslav vécut et trépassa.
Il laissa un enfant chéri,
Le jeune Volga Sviatoslavovitch .
Volga se mit à pousser, à grandir,
Volga voulut faire beaucoup de prouesses :
Aller comme brochet dans les mers bleues,
Comme faucon voler sous les nuages,
Galoper comme loup gris en rase campagne.
Tous les poissons s'en allaient dans la mer profonde,
Tous les oiseaux s'envolaient sous les nuages,
Toutes les bêtes s'enfuyaient dans les forêts sombres.
Volga se mit à pousser, grandir
Et il se réunit une brave drougina,
trente gars sans un de plus,
Volga lui-même était des trente.
Il avait un propre oncle,
Le fameux prince Vladimir de Kiev capitale;
Celui-ci lui fit don de trois villes avec leurs paysans
Le jeune Volga Sviatoslavovitch
S'en alla dans les villes pour ses redevances
Avec sa brave drojgina.
Volga sortit en rase campagne,
Il vit en rase campagne un laboureur;
Le laboureur laboure les champs, encourage sa bête,
La charrue du laboureur craque,
Sur les pierrailles, les socs raclent.
Volga chevaucha vers le laboureur,
Il chevaucha un jour du matin jusqu'au soir;
Il ne put dans les champs atteindre le laboureur.
Volga chevaucha encore un jour,
Un second jour du matin jusqu'avant dîner,
Avec sa brave drougina.
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l rencontra en rase campagne le laboureur,
L e laboureur laboure son champ, encourage sa bête,
De bout en bout il trace ses sillons,
Quand à il est à un bâtit, on ne peut voir
l'autre.
Les racines, les pierres il bouleverse,
Et toutes les grandes pierres les couche dans le sillon.
Volga dit ces paroles :
«Dieu t'aide, laboureur,
Pour labourer, cultiver, faire ton métier,
Pour tracer les sillons de bout en bout !»
Le laboureur dit ces paroles :
«Eh! Oui, Volga Sviatoslavovitch !
J'ai bien besoin de l'aide de Dieu
Pour faire mon pour tracer les sillons de bout en bout
Et t'en vas-tu loin, Volga, où diriges-tu ta route,
Avec ta brave drougina ?» Volga dit ces paroles :
«Je vais dans mes villes pour mes redevances,
Dans la première, Gourtchevets, dans la seconde,
Oriékhovets, dans la troisième, Krestiauovets.»
Le laboureur dit ces paroles :
«Eh! Volga Sviatoslavovitch!
Il n'y a pas longtemps que j'ai été à la
ville,
Avant-sur ma jument isabelle,
J'en ai rapporté deux sacs de sel,
J'ai rapporté deux sacs da sel de quarante ponds,
Mais les paysans là-bas ne sont que brigands,
Ils demandent des grochescomme droits de pas
- Moi, j'avais mon fouet de voyage.
Et je leur payai les groches qu'ils réclamaient :
Qui était debout, est maintenant assis,
Qui était assis, est maintenant couché. »
Volga dit ces paroles :
« Eh! Laboureur, petit laboureur!
Allons-nous-en ensemble comme compagnons,
Vers mes villes pour mes redevances ? »
Le laboureur détacha de sa charrue les traits,
Détela de la charrue sa jument,
De sa charrue d'érable,
Et il laissa là sa charrue d'érable,
Il monta sa jument isabelle,
Ils montèrent leurs bons chevaux, partirent
Dans l'étendue fameuse de la rase campagne.
Le laboureur dit ces paroles :
«Eh! Volga Sviatoslavovitch!
J'ai laissé la charrue dans le sillon,
Mais non à l'usage des passants à pied, à
cheval,
Mais pour l'usage du paysan villageois :
Ils arracheront la charrue de la terre,
Feront tomber la terre des socs,
Enlèveront les socs de la charrue,
Et je n'aurai plus rien pour faire mon métier.
Envoie donc, toi, ta brave drougina,
Pour arracher la charrue de la terre,
Secouer la terre des socs,
Jeter la charrue derrière un buisson de saule»
Le jeune Volga Sviatoslavovitch
Envoie alors deux ou trois bons gars
De sa brave drougina
Vers la charrue d'érable,
Afin qu'ils arrachent la charrue de la terre,
Qu'ils secouent la terre des socs,
Qu’ils jettent la charrue derrière le buisson de
saule.
Les deux ou trois bons gars chevauchent
Vers cette charrue d'érable ;
Ils font tourner la charrue par le timon,
Mais ils ne peuvent soulever la charrue de la terre,
Ils ne peuvent arracher la charrue de la terre,
Secouer la terre des socs,
Jeter la charrue derrière le buisson de saule.
Le jeune Volga Sviatoslavovitch
En envoie une dizaine entière d'hommes
De sa brave drougina
Vers cette charrue d'érable.
Ils arrivèrent toute une dizaine
Vers cette fameuse charrue d'érable ;
Ils font tourner la charrue par le timon,
Ils ne peuvent soulever de la terre la charrue,
Ils ne peuvent arracher la charrue de la terre,
Secouer des socs la terre,
Jeter la charrue derrière le buisson de saule.
Le jeune Volga Sviatoslavovitch
Envoie toute sa brave drougina,
Trente gars sans un de plus.
Cette brave drougina,
Ces trente gars sans un de plus
Approchèrent de la charrue d'érable,
Prirent la charrue par le timon, la font tourner,
Ils ne peuvent pas soulever de la terre la charrue,
Ils ne peuvent arracher la charrue de la terre,
Secouer des socs la terre,
Jeter la charrue derrière le buisson de saule.
Le laboureur dit ces paroles :
« Eh! Volga Sviatoslavovitch!
Ta brave drougina n'est pas habile,
Ils ne peuvent pas arracher la charrue de terre,
Secouer la terre des socs,
Jeter la charrue derrière le buisson de saule.
Vous n'êtes pas une brave drougina,
Vous n'êtes que d'inutiles mangeurs de pain, »
Ce laboureur, ce petit laboureur
S'approcha sur sa jument isabelle
De la charrue d'érable,
Il prit cette charrue d'une main,
Arracha la charrue de la terre,
Secoua la terre des socs,
Jeta la charrue derrière le buisson de saule.
Ils montèrent leurs bons chevaux, partirent
A travers l'étendue fameuse de la rase campagne.
La jument du laboureur va le trot,
Mais le cheval de Volga galope ;
La jument du laboureur y va de bon cœur,
Si bien que le cheval de Volga reste en arrière.
Volga se met à pousser des cris,
Volga se met à agiter son bonnet,
Volga dit ces paroles :
« Arrête, arrête donc, laboureur !»
Volga dit ces paroles :
« Eh! Laboureur, petit laboureur,
Si cette jument était un cheval,
Pour cette jument on donnerait cinq cents roubles.
Le laboureur dit ces paroles :
« J'ai pris la jument jeune poulain,
Jeune poulain je l'ai prise sous sa mère,
J'ai payé pour la jument cinq cents roubles :
Si cette jument était un cheval,
Cette jument serait sans prix.»
Volga dit ces paroles :
« Eh! Toi, petit laboureur!
Comment t'appelle-t-on de ton nom ?
Et quel est le nom de ton père ?
Le laboureur dit ces paroles :
« Eh! Volga Sviatoslavovitch!
Je laboure le seigle, le mets en meules,
Le mets en meules et l'emporte à la maison,
L'emporte à la maison, le mouds à la maison ;
Je racle la drèche et bous la bière,
Je bous la bière, abreuve les paysans,
aussi les paysans m'ont interpellé :
« Eh ! Jeune Mikoulouchka Sélianinovitch !
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