
S.Dmitriev "Vassilisa la Belle"
Baguier. 1993 Kholouï |
La poupée
mangeait, puis elle consolait Vassilisa, la conseillait
et, au matin, faisait tout le travail à sa
place. Vassilisa se repose à la fraîcheur,
cueille des fleurs et, pendant ce temps, l'eau est
puisée, les choux arrosés, le potager
sarclé, le feu allumé. Et la jeune fille
choyait sa poupée, lui gardait les meilleurs
morceaux. Plus Vassilisa grandissait, plus elle embellissait
et plus sa marâtre la haïssait. Un jour
le marchand dut partir en voyage pour longtemps. La
marâtre s'en alla habiter une maison à
l'orée de la forêt. Dans cette forêt
vivait Baba-Yaga, la vieille sorcière. Elle
ne laissait personne approcher de son domaine et croquait
les gens comme des poulets. Pour se débarasser
de Vassilisa, sa marâtre l'envoyait tout le
temps dans la forêt - chercher ceci, apporter
cela. Mais la jeune fille revenait saine et sauve,
sa poupée la guidait, l'éloignait de
la maison de Baba-Yaga.
L'automne vint.. Dehors, il
faisait sombre, il pleuvait, le vent hurlait, c’était
déjà la fin de l’automne. Durant
les longues soirées les filles travaillaient
: l'une à faire de la dentelle, l'autre à
tricoter des bas et Vassilisa à filer le lin.
La marâtre leur donna la tâche pour la
nuit et se coucha, ne laissant qu'une chandelle allumée
pour les travailleuses. L'une de ses filles fit mine
de moucher la chandelle et l'éteignit, comme
sans faire exprès. Et de s'exclamer :
- Quel malheur ! L'ouvrage n'est pas terminé
et il n'y a pas un tison dans la maison. Il faut aller
demander du feu à Baba-Yaga ! Qui va y aller
?
- Pas moi, dit la dentellière. Avec mes épingles,
j'y vois clair !
- Ni moi, dit la tricoteuse. Mes aiguilles brillent,
j'y vois bien. Et toutes les deux s'en prirent à
Vassilisa : - C'est à toi d'aller chercher
du feu chez Baba-Yaga !
Et elles la poussèrent hors de la pièce.
Vassilisa courut à son appentis, servit le
souper à la poupée, lui dit en pleurant
:
- Petite poupée, mange à ta faim, écoute
ma peine-chagrin ! On me dit d'aller chez Baba-Yaga.
Elle va me dévorer !
- Ne crains rien, lui répondit la poupée.
Prends-moi avec toi et va tranquillement où
l'on t'envoie. Tant que je suis là, nul mal
ne peut t'arriver.
Vassilisa mit sa poupée
dans sa poche et s'en alla dans la forêt obscure,
sur des sentes inconnues, sur des chemins perdus.
La forêt était épaisse, aucune étoile
ne brillait dans les cieux, la lune était cachée.
Vassilisa cheminait depuis quelque temps quand un
cavalier la dépassa: tout blanc, de blanc vêtu
et monté sur un cheval blanc, harnaché
de blanc. Aussitôt le ciel devint plus clair.
Elle poursuivit son chemin et vit un autre cavalier
: tout rouge, vêtu de rouge et monté
sur un cheval rouge de rouge harnaché. Et le
soleil se leva. Ce n'est qu'au soir tombant que Vassilisa
atteignit la clairière où vivait Baba-Yaga.
Sa maison d'ossements était faite, des crânes
avec des yeux ornaient le faîte, pour montants
de portail des tibias humains, pour loquets-ferrures
des bras avec des mains, et en guise de cadenas verrouillant
la porte, une bouche avec des dents prêtes à
mordre.
La pauvre jeune fille tremblait
comme une feuille en voyant ça, quand un cavalier
arriva : tout noir, de noir vêtu et monté
sur un cheval noir au noir harnais. Aussitôt
la nuit tomba et s'allumèrent les yeux des
crânes, si bien qu'on y voyait comme en plein
jour. Vassilisa aurait bien voulu se sauver, mais
la peur la clouait sur place. Tout à coup il
se fit grand bruit dans la forêt. Les branches
craquaient, les feuilles crissaient. Et déboucha
dans la clairière Baba-Yaga, vieille sorcière.
Dans un mortier elle voyage, du pilon l'encourage,
du balai efface sa trace. Le mortier s'arrêta
devant le portail, Baba-Yaga huma l'air et s'écria
:
- Ça sent la chair humaine par ici ! Montre-toi,
qui que tu sois ! Toute tremblante, Vassilisa s'approcha
en saluant bas :
- C'est moi, grand-mère. Les filles de ma marâtre
m'ont envoyée chez toi, te demander du feu.
- Oh, je les connais, dit Baba-Yaga. C'est bon, tu
vas rester ici et me servir. Si le travail est bien
fait, je te donnerai du feu, autrement, je te mangerai
!

M.Veselov. "Contes russes"
Ecrine. 1985. Kholouï |
Baba-Yaga se tourna vers
le portail et cria :
- Déverrouillez-vous, cadenas résistants
! Large portail, ouvre-toi à deux battants
! Le portail s'ouvrit et Baba-Yaga roula dans la cour
en sifflotant. Vassilisa la suivit.
Et le portail se referma. Une fois dans la maison,
Baba-Yaga s'affala sur un banc et ordonna à
Vassilisa :
- Que tout ce qui est au four et dans le garde-manger
devant moi vienne se ranger ! Et dépêche-toi,
j'ai faim !
Vassilisa se mit à la servir. Pâtés
et rôtis, salmis et confits, tartes et tourtes,
jambons et soupes. Elle tira du cellier piquette et
eau-de-vie, bières et vins à l'envies
- de quoi boire-manger pour dix ! Baba-Yaga nettoya
tous les plats, vida brocs et bouteilles jusqu'à
la dernière goutte. Elle ne laissa pour Vassilisa
qu'un quignon de pain, un peu de soupe et un bout
de cochon rôti. Puis elle dit :
- Demain, après mon départ, tu balayeras
la cour, nettoieras la maison, prépareras le
dîner, rangeras le linge. Après ça,
tu prendras dans la huche un boisseau de blé
que tu vas trier grain par grain. Et tâche que
tout soit bien fait, sinon je te mange ! Elle se coucha
et se mit à ronfler. Vassilisa servit à
sa poupée les restes du souper de Baba-Yaga
et lui dit en pleurant :
- Petite poupée, mange à ta faim, écoute
ma peine-chagrin ! Si je ne fais pas tout ce travail,
Baba-Yaga va me manger !
- Ne crains rien, lui répondit la poupée.
Va dormir tranquille, le soir voit tout en noir, mais
le matin est plus malin !
Vassilisa se leva avant l'aube,
mais Baba-Yaga était déjà debout.
Bientôt les yeux des crânes s'éteignirent.
Passa le cavalier blanc et le jour se leva. Baba-Yaga
sortit dans la cour et siffla, aussitôt le mortier
vint se ranger devant elle, avec le pilon et le balai.
Le cavalier rouge passa et le soleil apparut. Baba-Yaga
monta dans son équipage et fila bon train.
Dans un mortier voyage, du pilon l'encourage, du balai
efface sa trace!... Restée seule, Vassilisa
fit le tour de la maison en se demandant par quel
bout commencer l'ouvrage, quand elle vit que tout
était déjà fait, la poupée
triait les derniers grains de blé. Vassilisa
l'embrassa :
- Comment te remercier, ma poupée chérie
! Tu m'a sauvé la vie. La poupée grimpa
dans sa poche en disant: - Tu n'as plus que le dîner
à préparer. Puis repose-toi.
Au soir tombant, Vassilisa mit la table. Bientôt
le cavalier noir passa et la nuit tor Les yeux des
crânes s'étaient allumés, on entendit
les branches craquer, les feuilles cri: c'est Baba-Yaga
qui arrivait. Vassilisa sortit à sa rencontre.
- Le travail est-il fait, l'ouvrage bien terminé
? demanda Baba-Yaga. Vois par toi-même, grand-mère,
répondit la jeune fille. Baba-Yaga inspecta
tout, regarda partout sans trouver rien à redire.
Elle grogi « Bon, ça peut aller...»
puis appela :
- Fidèles serviteurs, mes amis de cœur,
venez moudre mon blé !
Alors trois paires de bras ont apparu, ont emporté
le grain hors de la vue. Baba-Y dîna et se coucha
en disant :
- Demain, en plus de tout ce que tu as fait aujourd'hui,
tu vas trier un boisseau graines de pavot. De la terre
s'y est mêlée, tâche qu'il n'en
reste pas trace, sinon je mange ! Elle se mit vite
à ronfler. Vassilisa servit sa poupée
qui mangea et lui dit comme la veille : - Va dormir
tranquillement, tout sera fait. Le matin est le plus
malin !
Le lendemain, l'ouvrage fait
en un tournemain, Vassilisa se reposa tranquilleme.
A son retour, Baba-Yaga inspecta tout, regarda dans
tous les recoins, ne trouva rien redire. Elle appela
:
- Fidèles serviteurs, mes amis de cœur,
venez presser l'huile de mes graines de pavot ! Trois
paires de bras ont apparu, ont emporté les
graines hors de la vue. Baba-Yaga s'attabla pour dîner.
Vassilisa la servait en silence et la sorcière
grommela :
- Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu es là, comme
une muette !
- C'est que je n'osais pas, grand-mère ! Mais
si tu le permets, je voudrais bien demander quelque
chose.
- Demande ! Mais toute question n'est pas bonne à
poser. D'en savoir trop Iong, on vieillit trop vite
!
Je voudrais que tu m'expliques ce que j'ai vu, grand-mère.
En venant chez te un cavalier blanc m'a croisée.
Qui est-il ?
- C'est mon jour clair, répondit Baba-Yaga.
- Après ça j'ai vu un cavalier tout
rouge, qui est-ce ?
- C'est mon soleil ardent.
- Et puis j'ai vu un cavalier tout noir, qui est-ce
?
- C'est ma sombre nuit, répondit Baba-Yaga.
Tous trois sont mes serviteur fidèles ! Tu
veux savoir autre chose ?
Vassilisa pensait aux trois paires de bras, mais
n'en souffla mot. Baba-Yaga lui dit
- Eh bien, tu ne me poses plus de questions ?
- J'en sais bien suffisamment pour moi, grand-mère
! Tu l'as dit toi-même - à trop savoir,
on vieillit vite.
- C'est bien, - approuva Baba-Yaga. - Tu interroges
sur ce que tu as vu dehors, pas sur ce qui se passe
dedans. J'entends laver mon linge en famille, et les
trop curieux, je les mange ! Et maintenant c'est mon
tour de te poser une question: comment arrives-tu
à faire tout le travail que je te donne ?
- La bénédiction maternelle me vient
en aide, grand-mère.
- C'est donc ça ? Eh bien, fille bénie,
tu vas prendre la porte, et tout de suite encore !
Je n'en veux pas, de bénis, chez moi !
Baba-Yaga poussa la jeune fille dehors, mais avant
de refermer le portail, elle prit un crâne aux
yeux ardents, le mit au bout d'un bâton qu'elle
fourra dans la main de Vassilisa : Voilà du
feu pour les filles de ta marâtre ! Après
tout, c'est pour ça qu'elles t'avaient envoyée
chez moi.
Vassilisa partit en courant dans la forêt.
Les yeux du crâne éclairaient son chemin
et ne s'éteignirent qu'à l'aube. Elle
chemina toute la journée et, vers le soir,
comme elle approchait de sa maison, elle se dit :
« Depuis le temps, elles ont sûrement
trouvé du feu...» et voulut jeter le
crâne. Mais une voix en sortit :
- Ne me jette pas, porte-moi chez ta marâtre
!
Vassilisa obéit. En arrivant, elle fut bien
étonnée de ne pas voir de lumière
dans la maison, plus étonnée encore
de voir la marâtre et ses filles l'accueillir
avec grande joie. Depuis son départ, lui dit-on,
pas moyen d'avoir du feu dans la maison. Celui qu'on
allume ne prend pas, celui qu'on amène de chez
les voisins s'éteint.
- Le tien se gardera mieux, peut-être, dit la
marâtre.
Vassilisa apporta le crâne dans la chambre.
Aussitôt les yeux brûlants se sont fixés
sur la marâtre et ses filles, les suivant partout,
les consumant. En vain tentaient-elles de fuir ou
de se cacher, les yeux les poursuivaient et avant
l'aube il n'en resta que cendres. Seule Vassilisa
n'avait aucun mal.
Au matin, Vassilisa enterra
le crâne, ferma la maison et s'en alla en ville
où une vieille femme la recueillit en attendant
le retour de son père. Un jour, Vassilisa
dit à la vieille : - Je m'ennuie à ne
rien faire. Achète-moi du beau lin, je vais
le filer, le temps me durera moins.
La vieille lui apporta du lin et Vassilisa se mit
au travail. Entre ses doigts le fuseau danse-vire,
le fil s'étire, plus fin qu'un cheveu, plus
solide qu'acier. Elle eut vite fini de filer, voulut
se mettre à tisser, mais aucun métier
n'était assez fin pour son fil. C'est encore
sa poupée qui l'aida, qui lui fabriqua un métier
tel qu'on aurait pu tisser des toiles d'araignée
avec !
Vassilisa se remit à l'ouvrage et à
la fin de l'hiver la toile était tissée,
si mince, si fine qu'on aurait pu la faire passer
par le chas d'une aiguille ! Au printemps on fit blanchir
la toile sur le pré, au chaud soleil, au vent
frais. Et Vassilisa dit à la vieille femme
: Va au marché, grand-mère. Vends cette
toile et garde l'argent.
Mais la vieille se récria :
- Tu n'y songes pas ! Une telle marchandise à
la foire ne traîne, au marché ne se promène.
Je vais la porter chez le tsar.
Devant le palais elle s'installait, sous les fenêtres
allait-venait, tant que le tsar s'étor de la
croisée l'appela :
- Que fais-tu là, bonne vieille ? Que veux-tu
?
- Je t'apporte une denrée rare, comme Votre
Majesté n'est pas près d'en voir ! beau,
du précieux à n'en pas croire les yeux
!
Le tsar fit entrer la vieille et s'émerveilla
de la toile :
- Combien en demandes-tu, bonne vieille ?
- Une toile pareille n'a pas de prix ! Nul ne peut
l'acheter, le tsar seul peut la porter. Alors, si
Votre Majesté y consent, je te l'offre en joli
présent !
Le tsar remercia la vieille qui partit, chargée
de cadeaux. Le tsar donna la toile à ses tailleurs
pour qu'ils lui en fassent des chemises. Ces chemises,
ils les coupèrent, mais pour ce qui est de
les coudre - rien à faire ! Ni taille ni lingères
n'osaient ouvrer une toile aussi fine. Le tsar, impatienté,
envoya chercha vieille femme :
- Puisque tu as su tisser la toile, tu sauras coudre
mes chemises !
- Cette toile ne sort pas de mes mains. Ma fille adoptive
l'a filée-tissée, tout y est passé.
C'est son travail, son bel ouvrage!
- Eh bien, elle n'a qu'à coudre mes chemises
! Quand la vieille lui rapporta l'affaire, Vassilisa
sourit :
Je me doutais bien que c'était travail pour
mes mains !
Et elle se mit à coudre. Dans ses doigts l'aiguille
vole, un point à l'autre se colle, la douzaine
de chemises est prête en un rien de temps. La
vieille les emporta chez le tsar et Vassilisa qui
avait son idée, se baigna, se peigna, richement
s'habilla, devant la fenêtre s'installa. Peu
après elle vit arriver un envoyé du
tsar qui dit à la vieille :
- Où est cette habile ouvrière-couturière
? Sa Majesté le tsar de ses yeux veut la voir,
de ses mains veut la récompenser.
Vassilisa se rendit au palais. Et quand elle entra,
quand le tsar la regarda il en tomba amoureux sur
le champ :
- Je ne te laisserai pas partir, ma douce beauté
! Sois ma femme !
Le tsar prit par la main Vassilisa la ravissante
beauté, la fit asseoir à ses côtés
et on célébra leurs noces sans plus
tarder.
Bientôt le père de Vassilisa revint
de voyage, il fut tout heureux du bonheur de sa fille
et resta vivre près d'elle. La vieille femme
demeura aussi avec eux. Et toute sa vie la tsarine
Vassilisa porta sa poupée sur elle, dans sa
poche.
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