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«La
même année, apparurent des peuples dont nul ne
savait au juste qui ils étaient ni d'où ils venaient,
quelle langue ils parlaient, de quelle tribu ils étaient
ni de quelle confession...» |
Chronique laurentienne |

N.Koulandine. "Le kniaze Vassilko"
Panneau. 1962 Les émaux de Rostov
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 "L'invasion des Mongols coupa au commencement
du treizième siècle le fil des destinées
de la Russie. Les conséquences de ce terrible événement
lui furent particulières, les causes ne l'étaient
point. Cette catastrophe, en apparence isolée, ne fut
qu'un incident de la grande lutte de l'Europe et de l'Asie,
dont les croisades formèrent le principal épisode.
La Russie avait dans
ses déserts du sud, en face des Petchenègues,
des Polovtsy et autres nomades de race turque, soutenu celte
lutte contre l'Asie longtemps avant la grande invasion du treizième
siècle. Placée au poste le plus périlleux,
dans le voisinage du plus vaste réservoir de barbares,
abandonnée de l'Europe dont elle couvrait la frontière,
elle devait succomber. Les princes russes, réunis contre
les armées de Gengis Khan, avaient vaillamment soutenu
le premier choc sur la Kalka, dans le voisinage de l'Azov. Une
seconde invasion ne rencontra de résistance que derrière
les murs des villes, la plupart des cités, furent prises
d'assaut. Il sembla que la nation russe allait disparaître
et que ces immenses plaines qui prolongent l'Asie allaient définitivement
devenir asiatiques.
Jamais peuple ne fut mis à une
telle école de patience et d'abjection. Le Russe, contraint
de rendre les armes, le Moscovite obligé de mettre tout
son secours dans la patience et la souplesse.. L'oppression
de l'homme, ajoutée à l'oppression du climat,
creusa plus profondément certains des traits déjà
marqués par la nature dans l'âme du Grand-Russe.
La nature l'inclinait à la soumission, à la tristesse,
à la résignation : l'histoire confirma ces penchants.
Comme le climat, l'histoire aussi l'endurcissait. À ce
prix, la Russie garda sa religion, ses dynasties, et grâce
à son clergé et à ses princes, sa nationalité.
Un des effets de la domination tatare et de toute l'histoire
russe, c'est l'importance donnée au culte national.
Le malheur ouvre à la foi aussi
bien l'âme des peuples que le cœur de l'individu,
la religion puise une vigueur nouvelle dans les calamités
publiques comme dans les deuils privés. Une telle impulsion
devait être durable dans un siècle comme le treizième,
en un pays comme la Russie. De tous côtés surgissaient
les prophéties et les apparitions, chaque ville avait
son image miraculeuse qui arrêtait l'ennemi. Au milieu
de la pauvreté universelle, les richesse avec les offrandes
affluaient aux églises : les noires icône byzantines
se revêtaient d'argent ou d'or massif et s'entouraient
de ces splendides parures de pierres précieuses qui étonnent
le voyageur. Les hommes se pressaient dans les monastères,
dont les murailles crénelées étaient le
seul asile de la sécurité du corps comme de la
paix de l'âme.
Des multiples effets du joug, les conséquences morales
sont peut-être les moins obscures. Pour les peuples comme
pour les individus, l'esclavage est malsain : il leur courbe
l'âme si profondément que, même après
l'affranchissement, il leur faut des siècles pour se
redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées
s'en ressentent : la servitude engendre la servilité,
l'abaissement la bassesse. La Russie prend la place de la force
devenue inutile, et la finesse, étant la qualité
la plus exercée, devient lu plus générale.
Le joug tatar développa chez les Russes des défauts
et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur
avaient déjà apporté le germe, et qui,
tempérés par le temps, ont depuis contribué
à leurs talents diplomatiques.
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D.Denisov. "La legende sur la ville invisible de Kitej"
Baguier. 1972 Kholouï
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Le joug d'un ennemi
étranger au christianisme fortifiait l'attachement au
culte chrétien. Religion et patrie ne faisaient qu'un;
la foi tenait lieu de nationalité et la conservait. Déjà
s'établissait l'opinion qui lie encore la qualité
de Russe à la profession de l'orthodoxie grecque et fait
de celle-ci le principal garant du patriotisme. De pareils faits
se sont rencontrés chez d'autres peuples; ce qui est
propre à la Russie, c'est que toutes les guerres de son
histoire ont eu le même effet. Grâce aux différences
de culte, luttes contre le Polonais, le Suédois ou l'Allemand
ont pris un aspect religieux aussi bien que sa longue croisade
contre le Tatar elle Turc. Pour ce peuple, toute guerre devenait
une guerre de religion, et le patriotisme se renforçait
de la piété ou du fanatisme. Dans ses combats
contre l'infidèle, l'hérétique ou le latin,
le Russe apprit à considérer son pays, la seule
terre orthodoxe affranchie du joug musulman ou papiste, comme
une terre bénie, un sol sacré
Saint Alexandre Nevsky, le saint Louis
des Russes, est le type des princes de cette époque,
où l'héroïsme se devait plier à la
bassesse. Vainqueur des Suédois et des chevaliers allemands
de la Baltique, qui, au lieu de la secourir, disputaient à
la Russie quelques lambeaux de territoire, Alexandre Nevsky
dut, pour protéger son peuple, se faire petit devant
les Tatars. Vis-à-vis d'eux, les princes russes n'avaient
d'autres armes que la prière, les présents et
l'intrigue. Ils en usaient largement pour le maintien ou l'agrandissement
de leur puissance, s'accusant et se calomniant les uns les autres
auprès des maîtres étrangers. Sous cette
avilissante et appauvrissent domination, les germes de culture
déposés dans les anciennes principautés
se flétrirent. Seule, la maigre et marécageuse
région du nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskov,
mis par l'éloignement à l'abri de l'invasion put,
sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne.
La terrible et admirable histoire de
l'autocratie de la Russie grandie à l'ombre de la Horde.
Jamais d'aussi modestes débuts n'atteignirent aussi rapidement
à la grandeur, jamais il n'y eut plus frappant exemple
de la puissance de la tradition dans une maison souveraine qui,
avec le sang et l'héritage, se transmet le but et la
tâche, dont les vues, d'abord bornées, vont s'élargissant
de génération en génération et où
les facultés même semblent s'accroître par
une sorte de sélection.
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P.Mitiachine. "Le duel"
Baguire. 1981 Les émaux de Rostov
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Hommes russes, avides, peu chevaleresques,
peu scrupuleux, qui préparent patiemment la grandeur
par la bassesse; princes pour la plupart d'un esprit médiocre,
loin de se distinguer par les brillantes qualités des
kniazes de l'époque précédente; figures
ternes, de peu de relief, de peu d'individualité, dont
à distance les traits semblent se confondre, ces Ivan
et ces Vassili du quatorzième siècle accumulent
des richesses dans leur trésor et agrandissent leur patrimoine
à la façon d'un héritage privé,
et cela, semble-t-il d'après leurs traités et
leurs testaments, sans idée politique bien nette, plutôt
en propriétaires, jaloux d'arrondir leurs domaines, qu'en
souverains, ambitieux d'étendre leurs États. Ce
caractère, privé, domanial, le vaste empire moscovite
le conservera dans son gouvernement et son administration, à
travers tous ses succès et toutes ses conquêtes,
jusqu'à la réforme de Pierre le Grand."
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A.Leroy-Beaulieu "L'empire des tsars et les russes"
1881 |
© 2004 Artrusse
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En l'an 1223, des peuples inconnus,
surgis «de nulle part», font leur apparition dans
les steppes russes du sud. Sur les bords de la rivière
Kalka, qui se jette dans la mer d'Azov, les troupes russes
livrent bataille à un mystérieux adversaire
et sont décimées. Les princes russes coalisés
- princes de Kiev, Galitch, Tchernigov, Smolensk - représentent
une armée de quatre-vingt mille hommes. Ils se portent
au secours des Polovtsiens, incapables de résister
à ces cavaliers qui déferlent soudain sur leur
territoire.
Le khan polovtsien Koutan, beau-père
de Mstislav le Téméraire, prince de Galitch,
prie son gendre de l'aider à défendre ses terres.
Réunis à Kiev, les princes russes décident
de lui prêter main-forte, mais en marchant sus à
l'envahisseur plutôt que de l'attendre. Les chefs d'armée
mongols, conformément à leur tactique, reculent
pour fatiguer l'ennemi. Mstislav et les Polovtsiens passent
à l'attaque - avant, l'arrivée de la droujina
de Kiev, et sont mis en déroule. Assiégé
dans son camp Retranché, le prince de Kiev résiste
trois jours, puis est contraint de se rendre. Il est tué
avec ses guerriers. L'un des raids de cavalerie les plus stupéfiants
de l'histoire militaire prend fin.
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À
la fin de 1237, Batou franchit la Volga, faisant ainsi son
entrée sur le territoire de la Russie. Refusant de
se soumettre et de payer le tribut -la dîme -, les princes
de Riazan décident de résister. Les renforts
demandés à Mikhail de Tchernigov et Iouri de
Vladimir, n'arriveront pas. Riazan soutient le siège
durant cinq jours, et tombe le sixième. Tous les guerriers
et voïévodes périssent au combat, la ville
est détruite, ses habitants massacrés. D'autres
villes tombent à la suite. La terre de Riazan, écrit
le chroniqueur, n'est plus que cendres et fumées.
En février 1238, Moscou
ainsi que les deux grandes villes de la principauté,
Vladimir et Souzdal, sont incendiées. La droujina de
Souzdal, conduite par le prince Iouri, est mise en pièces
sur la rivière Sita. Le prince est tué. Les
Tatars marchent vers l'ouest, ils prennent et anéantissent
Tver, Iaroslavl, et poursuivent leur route en direction de
Novgorod. Mais à peine à une centaine de kilomètres,
ils rebroussent chemin, peut-être gênés
par les forêts et les marécages presque infranchissables
au printemps, peut-être achetés par les marchands
de Novgorod.
En 1238, l'armée de Batou
reprend des forces en aval du Don et de 'a Volga. L'année
suivante, les Tatars ravagent la Russie méridionale
Tchernigov, Pereïaslavl et, en décembre 1240,
au terme d'une résistance acharnée, Kiev est
prise et presque entièrement détruite. Jean
du Plan Carpin, qui traverse l'antique cité, y compte
à peine deux cents constructions et y contemple le
spectacle de montagnes de crânes et d'ossements.
Le terme de «joug»
est sans ambiguïté. En revanche, la notion de
«joug tatar» mérite d'être définie,
élucidée, commentée. Elle sert, jusqu'à
ce jour, à justifier l'arriération de la Russie,
à expliquer la voie particulière qu'elle a suivie
dans son développement. L'alibi du «joug tatar
» est, en fin de compte, une façon de «présenter
la note» à l'Occident, sauvé par la Russie
de l'invasion mongole. Les atrocités tatares sont restées
profondément imprimées dans la mémoire
russe. Les chroniques des années terribles de l'invasion
regorgent de récits sur l'impitoyable cruauté
des « Tatars sans foi ni loi»
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Les sermons de Sérapion,
évoque de Vladimir, sont l'un des sommets de la littérature
du XIII siècle. Archimandrite du monastère des
Grottes, à Kiev, jusqu'en 1274, Sérapion arrive
à Vladimir avec le métropolite Cyrille. Il écrit
son premier sermon vers 1230, donc avant l'invasion de Batou,
et le cinquième quelque quarante ans plus tard. Le
premier est plein du pressentiment d'une catastrophe imminente,
de l'attente d'un terrible événement qui semble
d'autant plus inéluctable au prédicateur que
l'absence d'harmonie intérieure ronge la Rus.
Et quand le malheur arrive,
Sérapion y voit l'expression de la colère divine.Sérapion
brosse des tableaux effroyables : « Notre terre n'est-elle
point captive ? Nos cités ne sont-elles point soumises?
Y a-t-il si longtemps que nos pères et nos frères
sont tombés, roides, sur notre terre? Nos femmes, nos
enfants ne sont-ils pas emmenés en captivité
? Et ceux qui restent ne sont-ils pas asservis dans l'amère
dépendance des infidèles ? Nos souffrances,
nos tourments compteront bientôt quarante ans, on exige
sans cesse de nous de lourds tributs, la famine règne
en maître, les épidémies déciment
nos troupeaux, jamais nous ne mangeons à notre faim
le pain que nous produisons de nos mains, et les cris et les
pleurs dessèchent nos os.»
Pendant plus de sept cents
ans, la mémoire collective, la conscience russe exprimée
dans le folklore et la littérature, voient uniformément
dans les Tatars l'ennemi, le «maudit», «
infidèle », l'incarnation du mal, l'adversaire
de la foi et de l'Eglise orthodoxe. Les chroniques, les monuments
littéraires (le Récit de la prise de Riazan
parle khan Batou et d'autres), les chansons populaires, les
romans historiques des XIXe et XXe siècles chantent
les exploits des héros qui combattirent les «infidèles»,
les souffrances des martyrs tués par les Mongols pour
l'infaillibilité de leur foi : Eupathe Kolovrat, preux
légendaire, défenseur de Riazan, qui suscite
l'admiration étonnée de Batou lui-même
; Iouri, prince de Vladimir, défait par les Tatars
sur les bords de la Sita, qui se retrouve, avec les restes
de sa droujina, dans la ville invisible de Kitej où
ne pénètrent que les hommes au cœur pur,
dont la conscience n'est pas entachée par une alliance
avec l'ennemi ; Mikhail de Tchernigov, martyrisé à
Saraï.
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