llongé sur le canapé dans son costume gris
d'intérieur, cerné, de coussins allemands
dans lesquels disparaissaient ses épaules... il tournait
à l'habitude entre ses doigts quelque menu objet,
sa vieille tabatière noire, par exemple, à
la laque passée...» — c'est le portrait
d'Ivan Tourgueniev que brosse pour nous le magazine «Bulletin
russe» en 1884. L'étonnant est que l'histoire
nous a conservé le bibelot favori du grand écrivain:
au moment de quitter la Russie pour ce qui sera son dernier
voyage à Paris, alors que les médecins lui
interdisaient l'usage du tabac, Tourgueniev fit présent
de sa tabatière à son ami et confrère
Jacob Pollonski. Longtemps conservée avec soin sous
ce toit, la relique fut finalement remise au musée
de l'Institut des Lettres russes de Moscou. La voici sous
nos yeux, petit boîtier de laque noire à la
forme d'un prisme pas plus grand qu'une boîte d'allumettes.
Sur le couvercle, l'image classique de la troïka filant
dans un champ de neige de jolies passagères aux joues
empourprées et aux riches atours occupent le traîneau,
un gaillard de cocher encourage ses chevaux lancés
au grand galop et ivres de vitesse. Ouvrons maintenant le
couvercle, pour découvrir sur la face interne, peinte
en laque bordeaux sombre, l'emblème à demi
effacé de l'aigle bicéphale assorti des capitales
«F. A. L.», tout ceci d'or - la marque de la
Fabrique Alexandre Loukoutine.
Porte-cigare "Le Courrier"
Fabrique Piotr Loukoutine. Années 1825-1828
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...A 40 kilomètres
au nord de Moscou s'élève sur rives pittoresques
de l'Outcha la bourgade de Fedoskino, le plus ancien centre
de la miniature laquée de Russie. Une bonne moitié
de ses habitants et des villageois des environs sont liés
d'ine façon ou d'une autre à cet artisanat
de longue tradition. Voici déjà 200 ans que
des générations de peintres se transmettent
ici les secrets de la laque locale, tout ce qui touche à
la production et à la décoration de ces petites
merveilles en papier mâché. La fabrique creé
par le marchand moscovite Piotr Korobov en 1820 était
la première du genre dans la région de Moscou.
La tradition orale tient que Korobov voyagea en Allemagne,
où il visita à Braunschweig la fabrique du
maître Johanne Stobwasser et en rapporta au pays les
tabatières peintes qui lui servirent de modèles
au départ. La marque de la maison fait sa première
apparition du temps de Piotr Loukoutine, le gendre de Korobov
devenu en 1824 patron et propriétaire de la fabrique.
«F.P.L.», lit-on désormais, c'est-à-dire
Fabrique Piotr Lokoutine. Dès lors, et jusqu'à
la fermeture de l'entreprise en 1904, c'est la famille Loukoutine
qui préside à ses destinées. Petites
merveilles de perfection et d'élégance, ces
pièces le plus souvent uniques, firent la renommée
des artisans de Loukoutine de la première moitié
du 19e siècle.
N.Leonova "Troika"
Baguier. 1992
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En 1843
la fabrique passe sous l'autorité du fils de Piotr
- Alexandre Loukoutine. Ce nouveau patron se distingue par
un esprit d'entreprise peu courant, des choix artistiques
guidés par un goût très sûr. Avec
lui des affaires connaissent un essor tout particulier;
une partie des productions est proposée sur le marché
européen où elle soutient avec succès
la concurrence. En Russie, le prestige de la Fabrique Loukoutine
est alors tel que tout ce qui sort des ateliers de la région
de Moscou lui est couramment attribué, sans distinction
d'origine. Pourtant, la rivalité sur le marché
national s'est précisée dès le début
du 19e siècle. légor et Tarass Vichniakov,
deux paysans-serfs des comtes Chérémétiev,
ont déjà ouvert leur propre atelier à
Jostovo et Ostachkovo, villages au voisinage immédiat
de Fedoskino. Le destin des deux principaux ateliers de
laques - la Fabrique Loukoutine et la Fabrique Vichniakov
- va interférer de la manière la plus étroite
pendant toute la durée du 19e siècle. L'exécution
de toutes ces laques est en rapport étroit avec l'évolution
des arts graphiques de l'époque. Les miniaturistes
s'inspiraient largement ou copiaient les dessins, les gravures,
les images populaires, les lithos que l'on trouvait dans
le commerce sous forme d'album ou de planches. Mais l'élargissement
du thème dont les miniaturistes de Moscou prennent
l'initiative, donne naissance à une série
d'œuvres dont la tradition reste vive à Fedoskino
depuis déjà plus de cent ans. Et jusqu'à
présent, la troïka, en hiver ou en été,
en demeure le sujet favori, le véritable symbole
du métier.
N.Ivanova "Les maîtres de Jostovo"
Buguier. 2004
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Les articles
en papier mâché que l'on produisait à
la Fabrique Loukoutine et aux Ateliers Vichniakov, offraient
un assortiment extrêmement varié, destiné
au plus vaste cercle de clients. Il y a là des bibelots
de petite taille, tels que boîtes et coffrets à
allumettes, porte-cigares et porte-cigarettes, services
de petits verres pour la route, boîtes à thé
et à tabac, porte-monnaie, écrins et étuis
de toutes formes et tous usages qui trouvaient utilisation
dans la vie quotidienne, ornaient le bureau ou la table
de toilette, servaient de présent fort apprécié.
Tout au long du 19e siècle, les laques de Fedoskino
restent en étroite relation avec la peinture professionnelle,
dont elles suivent les successives évolutions, styles
et modes compris. Le phénomène est général,
il concerne la miniature peinte dans toutes ses applications
pratiques.
A.Vedernikov "Fille de Neige"
Baguier. 2000
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N.Loukoutine,
dernier représentant de la dynastie mort en 1902,
deux ans plus tard ses successeurs mettent la clé
sous le paillasson. Une partie du personnel passe chez Vichniakov,
mais les conditions de travail qui régnent ici ne
font pas l'affaire de tous. Ainsi voit le jour en 1910 l'Artel
de Fedoskino des anciens Maîtres de la Fabrique Loukoutine.
Les années qui suivirent furent celles de la révolution
et de la guerre civile, elles s'inscrivent comme une période
particulièrement noire, tant pour la corporation
que pour tout le pays. La production stoppa faute de matières
premières et de fournitures les articles en stock
ne trouvèrent plus de débouché. La
situation s'éclaircit cependant de façon notable
en 1923, lorsqu'à l'Exposition des productions agricoles
et culturelles de Moscou les bibelots de Fedoskino obtinrent
un Diplôme du 1er degré, «pour la haute
qualité artistique», et un autre Diplôme,
«pour la préservation du métier et un
haut niveau de coopération». Dès lors
les exportations à l'étranger, les participations
aux grandes manifestations internationales reprirent, et
en 1925 l'Artel de Fedoskino se voyait décerner un
Diplôme à Paris, puis, et 1927, une distinction
similaire à Milan.
D.Sedov "La foret"
Baguier. 2003
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Aux
années 1930-1950, la miniature locale s'attacha essentiellement
à reproduire les oeuvres de grands peintres russes.
Des sujets comme la fameuse «Alionouchka» de
Victor Vasnétsov furent une grande réussite.
Cependant il est clair que les grandes toiles ne se plient
pas toutes aussi aisément aux règles de la
miniature. Et les artistes les plus entreprenants s'essayèrent
vite à leurs propres compositions. Ils choisirent
de s'inspirer des contes russes, et des sujets comme «La
petite fleur rouge», «Le Conte du tsar Saltan»,
«La Fille des Neiges» furent une nouveauté
complète à Fedoskino. A partir de là,
le conte russe prit une place privilégiée
dans la miniature locale.
S.Rogatov
Boîte "Baladins". 1978
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Aux années
1960, le genre du paysage connaît la grande faveur.
Sous le pinceau de ces artistes, les jeux de lumière
de la nacre participent à l'évocation d'une
eau vivante, d'un ciel embrasé, de rayons du soleil
perçant les nuages. Les paysages d'hiver font jouer
l'argent de la neige, ses paysages printaniers mettent en
valeur les ciels embrasés du couchant, ses paysages
automnaux font éclater les ors des feuillages Aux
années 1980-1990 sans préjudice aucun de la tradition
locale, qui reste intacte, seulement enrichie d'un généreux
apport de sang neuf. Dans le droit fil de la tradition de
la première moitié du 19e siècle on
revint à la saine conception voyant dans le boîtier
ou l'écrin, non seulement le support de la miniature
peinte, mais encore et avant toute chose un objet devant
faire valoir, à égalité avec la peinture,
sa forme, sa couleur et sa présentation ornementale.
Car en dépit de l'élégance gratuite
et de la fragilité apparente du bibelot en papier
mâché, celui-ci doit rester pratique et fiable
à l'usage, ne rien perdre de sa fonctionnalité.
Les œuvres des artistes rapportés qui est une
autre particularité traditionnelle à Fedoskino,
parvient à un niveau de perfection extraordinaire.
La filigrane telle qu'elle est exécutée aujourd'hui
pour les besoins de cet artisanat, surclasse de loin les
modestes motifs des Ateliers Loukoutine. A l'aide d'un jeu
restreint de minuscules fragments de métal estampé
- ronds, coins, cupules, étoiles - l'artiste compose
une infinie variété d'ornements qui viennent
s'inscrire dans le couvercle circulaire ou ovale du coffret,
qui en cernent les côtés renflés ou
encadrent la miniature
T.Levitskaya "Hiver russe"
Coffret. 1998
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