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arrivée sur la grande scène littéraire
a été soudaine et imprévue. Mérimée
avait reconnu le premier celle contrée peu fréquentée,
il y avait signalé des écrivains de aient
et des œuvres originales. Tourgueniev était
venu chez nous comme un missionnaire du génie russe;
il prouvait, par son exemple, la haute valeur artistique
de ce génie; le public d'Occident demeurait sceptique.
Nos opinions sur la Russie étaient déterminées
par une de ces formules faciles qu'on affectionne en France
et sous lesquelles on écrase un pays comme un individu
: «Nation pourrie avant d'être mure»,
disions-nous, et cela répondait à tout. Ségur,
mieux informé par son expérience personnelle,
disait avec plus de justesse : «Les Russes sont encore
ce qu'on les fait; plus libres un jour, ils seront eux-mêmes.»
Ce jour est venu pour la littérature russe, bien
avant que l'Europe daignât s'en apercevoir.
Les écrivains russes serrent
l'étude du réel de plus près qu'on
ne l'a jamais fait, ils y paraissent confinés; et
néanmoins, ils méditent sur l'invisible; par
delà les choses connues qu'ils décrivent exactement,
ils accordent une secrète attention aux choses inconnues
qu'ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets
du mystère universel, et, si fort engagés
qu'on les croie dans le drame du moment, ils prêtent
une oreille au murmure des idées abstraites. Les
régions que fréquentent de préférence
ces écrivains ressemblent aux terres des côtes;
ou y jouit des collines, des arbres et des fleurs, mais
tous les points de vue sont commandés par l'horizon
mouvant de la mer, qui ajoute aux grâces du paysage
le sentiment de l'illimité du monde, le témoignage
toujours présent de l'infini.
En entrant dans leurs œuvres, nous
sommes désorientés par l'absence de composition
et d'action apparente, lassés par l'effort d'attention
et de mémoire qu'ils nous demandent. Ces esprits
paresseux et réfléchis s'attardent à
chaque pas, reviennent sur leur route, suscitent des visions
précises dans le détail, confuses dans l'ensemble,
aux contours mal arrêtés; ils font trop large
et tirent les choses de trop loin pour les habitudes de
notre goût : le rapport des mots russes aux nôtres
est celui du mètre au pied. Malgré tout, nous
sommes séduits par ces qualités qui paraissent
s'exclure, la plus naïve simplicité et la subtilité
de l'analyse psychologique; nous sommes émerveillés
par une compréhension totale de l'homme intérieur
que nous n'avions jamais rencontrée, par la perfection
du naturel, par la vérité des sentiments et
du langage chez tous les acteurs.
Nul des écrivains russes ne se
propose un but purement littéraire; toute leur œuvre
est commandée par un double souci, celui de la vérité
et de la justice. - Double pour nous, unique pour eux; vérité,
justice, le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour
mieux dire il implique les deux idées en une seule
indivisible. C'est un point de grande conséquence
et bien digne de nos réflexions : car les langues
trahissent les conceptions philosophiques des races.
Justice, vérité. Dans
cette poursuite de là pravda, je le répète,
ils ne séparent jamais le double idéal, divin
et humain. La formule qu'ils attendent doit réaliser
l'un et l'autre; comme ils ne l'ont pas trouvée,
comme ils sont très-jeunes et très-naïfs,
ils s'attardent aux essais de synthèse religieuse
et sociale qui ont séduit notre Occident au moyen
âge..Certes, nulle famille humaine n'a été
avantagée ni déshéritée de son
patrimoine, l'idéal de vérité et de
justice; il est dans tous les cœurs : mais l'homme
du Nord, dans les rêveries moroses de sa misère,
le couve plus âprement; et, dans les couches populaires
des pays slaves, moins usées par les compromis de
la civilisation, il se rencontre un plus grand nombre de
natures neuves, ardentes, tenaces, qui souffrent impatiemment
les retards du progrès et se précipitent vers
leur vision malgré tous les obstacles.
Quand on entre dans la cathédrale
d'Isaac, à Saint-Pétersbourg, on est dans
la nuit; mal éclairé par les baies supérieures,
l'imposant vaisseau n'est que ténèbres. Les
portes du chœur ouvrent; un flot de lumière
descend d'un grand Christ peint sur le vitrail de l'abside
d'où l'église reçoit tout son jour
la figure semble seule illuminer la nuit du temple, et le
regard du visiteur s'attache involontairement à cette
tête. Elle n'a pas l'expression de sérénité
que les peintres d'Occident ont dounée au Fils de
l'homme; maigre, hâve, ardent, avec un égarement
divin dans les yeux, le Christ slave trahit je ne sais quelle
angoisse humaine, je ne sais quel rêve inachevé,
celui d'un dieu mécontent de sa divinité.
Pour lui, tout n'est pas consommé; il n'a pas dit
la parole suprême; c'est bien le dieu d'un peuple
qui cherche sa voie, et il traduit fidèlement l'inquiétude
de son peuple.
On a souvent répété
le mot d'Hamlet, on a dit qu'il y avait quelque chose de
pourri dans cet Empire; peut-être, mais, en tout cas,
la pourriture s'arrête à l'écorce, le
cœur de l'arbre est vigoureux et plein de sève.
C'est la conviction qu'on acquiert en pratiquant ce peuple,
en lisant les écrivains qui déposent pour
lui. Sous leurs maladies mentales, sous le nihilisme temporaire
d'un Tolstoï et les spasmes intellectuels d'un Dostoïevsky,
on sent une vitalité profonde, une âme prêtée
se donner à toute parole juste qui l'enlèvera.
Ils paraissent las et désabusés avant d'avoir
vécu, comme ces jeunes gens qui se désespèrent
en attendant l'heure d'agir, et dont le langage ne saurait
nous tromper. Ils semblent parfois ignorer eux-mêmes
qu'ils possèdent le triple trésor où
s'alimente la vie, foi, espérance, amour; dès
que vous creusez, le filon brille et résonne; c'est
leur gage d'avenir et de grandeur.
Voilà ce que j'ai entrevu
sous cette terre russe. - Pauvre terre pâle! Ses fils
diront peut-être que je l'ai peinte trop maussade,
que je n'ai pas su respirer son parfum amer; ce sera injure
imméritée. Nous sommes d'un monde qui se console
de vieillir avec les travaux moroses de la raison, qui regarde
froidement la vie pour s'en expliquer les phénomènes;
mais quand, dans l'éternel va-et-vient de l'inconséquence
humaine, ce souci de comprendre quitte notre âme et
la rend à ses instincts premiers, nous sentons bien
comme on peut l'aimer, cette terre, dans la sauvage nudité
de sa jeunesse. Si la charrue n'y a mis que peu de rides,
la main de l'homme n'y a pas effacé l'empreinte de
celle du Créateur. Elle garde l'attrait des grandes
tristesses, le plus puissant peut-être, parce que
le plus heureux d'entre nous pleure dans le meilleur de
son âme je ne sais quelle chose perdue qu'il n'a jamais
connue. Terre neuve, effrénée et vague, comme
les enfants faits à sa ressemblance, comme leur cœur
et leur langage, elle ne raconte pas les histoires curieuses
que savent dire les vieilles terres : elle a pour toute
parole une plainte mélancolique, comme la douleur,
la musique et la mer.. Il y a dans le Coran une bien belle
sourate : «A quoi reconnaîtra-t-on que la fin
du monde est venue? demande le Prophète.-Ce sera
le jour où une âme ne pourra plus rien pour
une autre âme.» - Fasse le ciel que l'âme
russe puisse beaucoup pour la nôtre..
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E.- M. de Vogüé. "Le roman russe"
1886
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