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Le sujet de ce
poème est d'une extrême simplicité.
Un certain Kiribéievitch, serviteur du tsar Ivan
le Terrible, est tombé amoureux d'Aliona, femme du
jeune marchand moscovite Stépan Paramonovitch Kalachnikov.
Bravant la loi sacrée du mariage, le courtisan surprend
Aliona dans la rue, la couvre de baisers et la supplie de
céder à ses instances. Epouvantée,
Aliona rentre chez elle et raconte tout à son mari
I.Chemonaeva. "La chanson du marchand Kalachnikov"
Baguier. 1981 Mstéra
Stépan
Paramonovitch partage l'indignation de son épouse
et, sans égard pour la situation privilégiée
du suborneur, se décide à le châtier
de son insolence. Le lendemain, sur les bords de la Moskova,
doit avoir lieu, en présence du tsar et du peuple,
un concours de lutte à coups de poing. Pour venger
son honneur, le marchand provoquera Kiribéievitch,
et, avec l'aide de Dieu, le tuera de ses propres mains.
A l'heure dite, une foule nombreuse se presse autour du
champ clos. Kiribéievitch accepte le défi.
Le combat commence. D'un coup porté à la tempe
de son adversaire, Stépan Paramonovitch l'étend,
mort, dans la neige. Voyant son serviteur abattu, le tsar
entre dans une grande colère, fait arrêter
le marchand et le somme, d'une voix tonnante, d'expliquer
la raison de son acharnement. Et Stépan Paramonovitch
répond :
O grand tsar, répond Paramonovitch,
Ce que je vais dire est la vérité.
Je l'ai mis à mal de ma volonté
Te dire pourquoi, mon cœur ne le veut :
Seul le Seigneur Dieu en aura l'aveu.
Le tsar, séduit par le courage simple de Stépan
Paramonovitch, lui annonce qu'il lui fera trancher la tête,
mais prendra soin de sa femme et de ses enfants
D.Molodkine "Le marchand Kalachnikov"
Baguier. 1996 Mstéra
Dans ce poème, qui fut publié
en 1838, Michel Lermontov réussit à soumettre
l'inspiration populaire russe à une savante rigueur
de composition. Mélange d'art et de naïveté,
toute la fable est dominée par la figure du tsar
Ivan le Terrible, évoqué non point dans sa
vérité historique, mais dans sa vérité
légendaire, avec son ironie, ses sarcasmes, ses colères
étincelantes, ses éclats de voix. Autour de
lui, se placent des êtres simples, aux sentiments
élémentaires. Kiribéievitch, habité
par un amour têtu, dangereux, arrogant. Aliona, pour
qui les baisers de l'inconnu sont autant de brûlures
infâmes. Stépan Paramonovitch Kalachnikov,
le marchand, qui risque sa vie pour défendre son
honneur, ne tremble pas devant le tsar qui l'interroge et
accepte de mourir, plutôt que d'avouer les raisons
de son geste. Derrière ces personnages, dessinés
d'un trait net, se dresse le décor de la vieille
Russie, avec son enchevêtrement de coupoles, de plaques
neigeuses, de tuniques brodées, de visages barbus
et de bijoux massifs. Les perspectives sont resserrées,
cassées, comme dans les riches enluminures de l'époque.
Le tout, peupie et tsar, palais, tables de festin, échafaud,
tient dans le cadre étroit d'une miniature. Le détail
est aussi poussé à l'arrière-plan qu'au
premier plan. La couleur brille, à droite, à
gauche, sur la blouse du bourreau, dans l'œil du potentat,
au revers d'un tapis. Et, cependant, une impression d'équilibre
et de sûreté se dégage de l'ensemble.
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Henry Troyat "L'étrange destin de Lermontov"
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© 2004 Artrusse
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De toi, tsar Ivan Vassiliévitch,
De toi parlera cette chanson-ci,
Et de son fidèle opritchnik aussi,
Et du bon marchand Paramonovitch.
Nous l'avons conçue en ce rythme vieux
Nous l'accompagnons de notre guzla.
Nous l'avons chantée, et de notre mieux,
Au peuple chrétien, de Tver à Toula.
Le peuple orthodoxe en fut réjoui.
Le boïar Matveï Romodanovsky
(que son noble nom soit béni des cieux!)
Nous offrit un bol d'hydromel mousseux...
Et sa boïarine un riche présent :
Un fichu tout neuf sur un plat d'argent ;
Un fichu tout neuf et cousu de soie.
Ils nous ont fêtés et tenus en joie.
Trois jours et trois nuits, au son des guzlas,
Nous leur avons dit cette chanson-là,
Et de l'écouter, ils n'étaient point las.
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O mon beau soleil, ô mon bon seigneur,
Ou fais-moi périr, ou daigne un moment
M'ouïr: je ne crains ni mort ni tourments,
Mais ta défaveur, Stépan, seulement.
De notre angoisse en rentrant ce soir,
J'entendis craquer la neige soudain;
Et, me retournant, je frémis de voir
Un homme qui court, me suit et m'atteint...
Je mis sur mes yeux mon châle rayé...
Mais lui, fortement, me saisit la main.
« Ma belle, pourquoi cet air effrayé ?
Je rêve d'amour, non d'assassinat.
Je suis un guerrier du tsar redoutable.
Connais ma maison, mon nom honorable,
Kiribéévitch des Malyouta. »
De honte et d'effroi, ma tête tourna.
Mais l'homme, riant de voir ma détresse
Me prend dans ses bras, me baise et caresse,
Et, me caressant, murmure ces mots :
«Dis, veux-tu de l'or, ou bien des émaux ?
Des perles ou bien des habits de fête,
Veux-tu de la soie ou bien du brocart ?
Car plus richement qu'épouse de tsar
Je te vêtirai : tu feras envie
Aux femmes des kniazs et des fiers boï'ars.
Ma douce beauté, laisse-moi la vie :
Je trépasserai dans l'impénitence,
Ma tendre Alyona, si je ne reçois
Au moins un baiser, un baiser de toi...
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*** |
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Alors chacun d'eux s'écarte en silence.
La lutte suprême, épique, commence.
Kiribéévitch le premier s'élance.
Au sein il frappa le marchand hardi
D'un poing foudroyant; et l'on entendit
Ttous les os craquer ; et de ce coup-là
Un instant (un seul), Stépan chancela.
Une croix de cuivre avec des reliques
- Reliques de Kiev, talisman puissant-
P rotégeait son sein, son sein héroïque...
La croix dans la chair alors s'enfonçant,
C omme une rosée y perla du sang.
Paramonovitch se dit sans faiblesse:
«Laissons entre nous juger le destin
Je tiens pour le droit, et jusqu'à la fin.»
Et se recueillant, le héros se baisse,
Puis d'un fier élan soudain se redresse,
Et prodigieux de force et d'adresse
À la tempe droite atteint le perfide.
Kiribéévitch, gémissant tout bas,
Sur la neige froide aussitôt tomba,
Ainsi qu'un sapin dans le bois humide,
Un jeune sapin que la hache abat.
Or, le tsar Ivan ayant vu ceci,
Sentit dans son cœur flamber la colère.
L'on voit se froncer ses sombres sourcils;
Et de son épieu le tsar fend la terre.
Terrible, il se lève, ordonnant qu'on fasse
Comparoir Stépan par-devant sa face...
1837
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M.Lermontov "Le chant du marchant
Kalachnikov"
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Traduit par Henry Grégoire
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