" .. Je ne sache pas de peuple
qui ait été plus que le peuple russe bouleversé
dans ses destinées. Il nous apparaît comme un de
ces fleuves qui ont plusieurs fois changé de lit, sous
l'action de brusques cataclysmes.. Les nations d'Occident se
sont développées dans des conditions bien autrement
favorables; après l'établissement barbare et le
recul de l'Islam, elles ont eu une douzaine de siècles
pour travailler sur elles-mêmes dans une paix relative;
les révolutions et les guerres ne les ont jamais jetées
complètement hors de la voie où elles s'étaient
engagées dès le début. En Russie, au contraire,
l'histoire semble s'être réservé un champ
d'expériences radicales; elle y procède par grandes
foulées; elle arrête et renverse tous les deux
ou trois cents ans ce pauvre peuple, au moment où il
s'essaye à marcher dans une direction quelconque. On
a le vertige à regarder les balancements désordonnés
de ce grand corps sous le choc des idées et des faits.
L'anarchie barbare et païenne,
les luttes de tribu à tribu se poursuivent là-bas
deux ou trois siècles après qu'elles ont cessé
chez nous. Enfin, le christianisme arrive, mais de Byzance,
de sa source la moins pure; un christianisme vicié, énervé
par l'esprit caduc du Bas-Empire oriental. Ces Slaves, ces Lithuaniens,
ces Finnois doivent se faire Grecs par la religion, les lois,
le gouvernement; ces âmes commencent une histoire: pourront-elles
vivre sur le testament d'âmes séniles est épuisées,
qui en finissaient une autre? C'est le germe de vie pourtant,
le premier gage de la fusion avec les peuples d'Europe, élus
à ce moment pour conduire l'humanité. Le germe
aura-t-il le temps de mûrir? Deux cents ans après
les baptêmes de Kiev, la Russie est submergée par
l'invasion mongole; c'est le reflux de l'Asie qui reprend sa
proie et retire à elle la jeune terre chrétienne,
gravitant déjà vers l'Europe. Arrivés païens,
les Tatares passent à l'Islam, restent Asiatiques, et
façonnent aux mœurs orientales leurs sujets russes.
On n'a jamais été impunément raïa
- les raïas de la Horde d'Or garderont longtemps au cœur
et au cerveau les stigmates du joug tartare.
Au quinzième siècle, alors
que luit déjà pour nous l'aube de la Renaissance,
les Russes commencent seulement à secouer ce joug. Une
suite d'efforts généreux les délivre; l'Asie
recule, lentement; le croissant ne disparaît du Volga
qu'après 1550; mais son esprit est resté, l'empreinte
orientale ne s'effacera pas de sitôt. Rendu à lui-même,
le peuple russe est broyé sous un despotisme de fer,
mélange de pratiques mongoles et d'étiquettes
byzantines. A peine émancipé de l'oppression étrangère,
ce peuple est attaché à la glèbe; Boris
Godounov le condamne au servage, et voilà toutes ses
conditions sociales changées d'un trait de plume en un
jour, ce jour néfaste de la Saint-Georges que le peuple
russe maudira pendant près de trois cents ans.
Au siècle suivant nouvelle invasion,
venue de l'Occident cette fois. Les Polonais détiennent
la moitié de là Russie et commandent à
Moscou. On les chasse à leur tour; enfin, la nation pourra
respirer et regarder devant elle de quel côté?
Vers l'Europe ou vers l'Asie? Ses traditions la feraient naturellement
dévier vers cette dernière; on va les forcer encore
une fois. Un rude pilote surgit, qui donne son coup de barre
brutal à ce grand radeau, flottant à l'aventure,
et le jette à l'Europe d'un seul effort de sa volonté
A ce moment, avec Pierre le Grand, commence
la plus curieuse peut-être, la plus anormale à
coup sûr des expériences tentées par l'histoire
sur la Russie. Figurez-vous, pour continuer la comparaison,
un bâtiment où le capitaine et les officiers gouverneraient
à l'ouest, tandis que le reste de l'équipage présenterait
les voiles au vent qui porte à l'est. Tel fut le singulier
état de choses qui dura cent cinquante ans, depuis l'avènement
de Pierre jusqu'à la mort de l'empereur Nicolas, et dont
les mœurs témoignent encore. Ce furent d'abord le
souverain et quelques hommes appelés par lui qui abjurèrent
la vie orientale, se firent Européens par les idées,
la politique, la langue, le costume. Peu à peu, la haute
classe suivit l'exemple et l'impulsion, durant la fin du XVIII
siècle; dans la première moitié du XIX
, par la force des choses, l'influence européenne descendit
plus bas, dans les sphères administratives, les écoles,
la noblesse de province; quelques parcelles se détachèrent
de la masse, entraînées par le mouvement ascensionnel;
mais les couches profondes de la nation demeurèrent rebelles,
immobiles, orientées vers le soleil levant, comme les
chevets de leurs églises... Les larges vallées
restaient plongées dans l'ombre du passé, elles
en sortent à peine.
Durant toute cette période, on
vit ce spectacle unique: une petite classe dirigeante, étrangère
par les mœurs, les idées, par la langue souvent,
au peuple immense qui vivait sous elle; cette classe recevant
tous ses aliments intellectuels, moraux et politiques par importation,
si l'on peut dire, tour à tour d'Allemagne, d Angleterre,
de France, mais toujours du dehors; le gouvernement de la terre
orthodoxe confié fréquemment à des étrangers,
à des «païens», comme dit le paysan
russe.. Ce fut depuis Catherine une série de générations
aimables, vivant de la vie élégante du Paris de
Louis XV, de l'Empire et de la Restauration, subissant nos souffles
révolutionnaires, ouvertes à nos aspirations,
façonnées par nos livres, grandes théoriciennes
d'administration et d'économie politique, mais ces administrateurs
ne se demandaient même pas comment pense, existe et peine
un moujik d'Iaroslavl ou de Samara. A l'ombre de ces plantes
exotiques, le peuple abandonné à lui-même
végétait, se développait suivant les lois
obscures de sa nature orientale...
Comment abolir le passé et par
où se reprendre les uns aux autres? On croit voir un
de ces mondes qui cheminent là-haut, sollicités
par des attractions contraires; il se brise, an fragment court
à l'étoile lointaine qui l'appelle, tandis que
le gros de la planète continue à graviter vers
les sphères plus voisines ; malgré tout, ces deux
morceaux de monde tendent à se réunir; comment
y parviendront-ils à travers le vide des espaces et à
rencontre des forces acquises? Ainsi la Russie, faite de tant
d'éléments dissemblables, attirée tour
à tour par des pôles opposés, jetée
à maintes reprises de l'Europe à l'Asie, de l'Asie
à l'Europe, et en dernier lieu divisée contre
elle-même.
Il faut ajouter aux malchances de l'histoire
celles de la terre et du climat... De rigoureux, d'interminables
hivers accablent l'homme, interrompent son travail, attristent
sa pensée. Dans la partie septentrionale, une végétation
indigente ne peut donner le vigoureux exemple de la nature,
conviant la créature humaine à lutter avec elle
d'énergie et d'expansion. N'est-il pas vrai qu'à
la longue l'esprit se modèle sur le relief des lieux
où il vit? S'il en est ainsi, comme je le crois, les
contrées aux horizons tranchés, aux formes accusées,
fortement différenciées, doivent aider au développement
de l'individualité, à la netteté des conceptions,
à la persévérance des efforts. Rien de
pareil sur la terre russe, du moins dans la région centrale
où la race dominante s'est formée; un reste humide
du chaos, où le Créateur oublia de faire l'opération
première, la séparation des eaux ; pas de pierres,
pas de muscles dans ce corps flasque; l'alternative monotone,
une plaine qui court durant des milliers de verstes, semblable
à elle-même, sans horizons distincts, sans contours
arrêtés, avec des mirages de neige, de marais ou
de sable. Nulle part la montagne qui dit à l'homme :
«Arrête-toi ici ou lutte pour me gravir.»
Partout l'infini qui trouble et attire sans but. Tolstoï
l'a bien dépeint, «ce lointain sans bornes qui
appelle à lui»...
Pays d'âmes vagues comme les âmes
des gens de mer, concentrées, longuement résignées,
avec des violences soudaines de désir; terre faite pour
les tentes plus que pour les maisons, où les idées
sont nomades ainsi que les hommes. Comme les vents qui portent
le froid sans obstacles de la mer Blanche à la mer Noire,
les invasions, les misères, les tristesses, les servitudes
roulent rapides et invincibles sur ces étendues vides.
On y va devant soi, au hasard. C'est le sol propice pour nourrir
les aspirations confuses au néant que le cœur russe
tient de ses origines ; ce n'est pas celui qui convient aux
robustes productions de l'esprit, à la croissance des
lettres et des arts. Néanmoins, sous le ciel trop rude
et parmi tant de traverses, nous allons voir lever la semence
obstinée; elle est si nécessaire à l'homme
qu'il semble avoir apporté, on ne sait d'où, un
printemps éternel pour la sauvegarder dans tous les climats.." |